UN INDICE DE TROP

(THE DOUBLE CLUE)

 

— Surtout… surtout, pas de publicité ! répéta Marcus Hardman pour la vingtième fois peut-être.

M. Hardman était un petit homme potelé, aux mains extrêmement soignées et s’exprimant d’une voix plaintive de ténor enroué. Il passait pour une sorte de célébrité dans les cercles mondains auxquels il consacrait tout son temps. Il dépensait son confortable revenu en réceptions et en collectionnant les vieilles dentelles, les éventails et les bijoux anciens – rien de vulgaire ni de moderne.

Répondant à sa convocation urgente, Poirot et moi nous étions présentés chez le petit M. Hardman que nous avions trouvé dans un état d’agitation extrême. Il nous apprit qu’il n’avait pas pu se résoudre à faire appel à la police, mais que vu les circonstances, ne pas agir aurait signifié qu’il acceptait la perte des joyaux de sa collection. Il avait finalement décidé de recourir à Poirot.

— Mes rubis, monsieur Poirot !… et le collier d’émeraudes qui a probablement appartenu à Catherine de Médicis. Oh ! mon beau collier d’émeraudes !

Poirot avait interrompu ses gémissements en demandant d’une voix douce :

— Et si vous me relatiez les circonstances dans lesquelles ils ont disparu, Mr Hardman ?

— Et voilà ! voilà ! Hier après-midi, j’ai donné un thé… rien d’officiel, je n’avais réuni qu’une demi-douzaine d’amis. J’ai déjà eu l’occasion d’organiser une ou deux réunions de ce genre au cours de la saison et sans vouloir paraître vaniteux, je dois admettre qu’elles furent très réussies. Hier, j’avais engagé le pianiste Nacora et Katherine Bird, la contralto australienne. Ils nous donnèrent un merveilleux récital dans le grand studio. Au début de l’après-midi, j’ai montré à mes invités ma collection de joyaux moyenâgeux que je garde dans le coffre mural que vous voyez, là-bas. L’intérieur a été aménagé et tendu de velours afin de mettre les pierres en valeur. Ensuite, ils admirèrent les éventails qui se trouvent dans cette vitrine contre le mur opposé puis, nous nous rendîmes dans le studio pour écouter de la musique. Ce n’est qu’après le départ de mes invités que j’ai constaté le vol. J’ai dû omettre de m’assurer si le coffre était bien fermé et quelqu’un a profité de ma négligence pour dérober son contenu. Une collection unique, monsieur Poirot ! Que ne donnerais-je pour la récupérer ! Mais souvenez-vous, je ne veux aucune publicité ! Comprenez, monsieur Poirot, il s’agit de mes invités, mes amis intimes ! L’affaire pourrait tourner au scandale.

— Avez-vous remarqué la dernière personne qui a quitté cette pièce lorsque vous vous êtes tous rendus dans le studio ?

— Mr Johnston, le millionnaire sud-africain. Peut-être le connaissez-vous ? Il vient juste de louer la maison Abbotbury dans Park Lane. Je me souviens qu’il s’est attardé quelques minutes derrière nous. Mais, il est impossible que ce soit lui le voleur, voyons !

— Quelqu’un d’autre est-il revenu dans cette pièce sous un prétexte quelconque au cours de l’après-midi ?

— J’y ai réfléchi, monsieur Poirot. Trois sont revenus. La comtesse Vera Rossakoff, Mr Bernard Parke et lady Runcorn.

— Que savez-vous d’eux ?

— La comtesse Rossakoff est une Russe et une femme charmante qui a connu l’Ancien Régime. Elle vit en Angleterre depuis peu. Hier, après qu’elle m’ait dit au revoir, j’ai eu la surprise de la retrouver ici, apparemment en extase devant ma collection d’éventails. Plus j’y pense et plus je trouve l’incident bizarre. Quelle est votre opinion, monsieur Poirot ?

— Je trouve effectivement son attitude bizarre. Passons aux deux autres, voulez-vous ?

— Eh bien ! Parker est venu chercher une cassette de miniatures que je désirais montrer à lady Runcorn.

— Qui est cette dame, s’il vous plaît ?

— Lady Runcorn est douée d’une grande force de caractère et son dévouement envers diverses œuvres de charités est bien connu. Elle est simplement venue récupérer son sac qu’elle avait oublié sur un siège.

— Parfait, monsieur. Nous avons donc quatre suspects possibles : la comtesse russe, la grande dame anglaise, le millionnaire sud-africain et Mr Bernard Parker. Au fait, qui est M. Parker ?

La question parut embarrasser Mr Hardman qui répondit en hésitant.

— C’est un jeune homme… un jeune homme que je connais.

— Je m’en doute bien. Que fait-il au juste, ce jeune homme ?

— C’est un homme du monde… et, si je puis me permettre l’expression, assez « dans le vent ».

— Puis-je savoir comment il est parvenu à s’intégrer dans votre cercle d’amis ?

— Eh bien !… heu… une ou deux fois il a eu l’occasion de se charger pour moi de certaines commissions.

— Continuez, monsieur.

Hardman serra nerveusement ses mains. De toute évidence, la dernière chose qu’il voulait, était satisfaire la curiosité de son interlocuteur. Mais, comme Poirot gardait un silence inexorable, il fut bien obligé de capituler.

— Vous n’ignorez pas que j’ai la réputation d’être un collectionneur de joyaux anciens. Parfois, il se trouve qu’un objet de famille doive être vendu – mais sans passer entre les mains du public ou d’un revendeur. Ma position me donne le privilège d’arranger certaines ventes privées. Parker s’occupe pour moi des détails financiers et se met en rapport avec l’acheteur éventuel, évitant ainsi le moindre souci aux intéressés. Par exemple, la comtesse Rossakoff qui a apporté ses bijoux de Russie avec l’intention de les vendre s’en remettra à Parker pour lui trouver un acquéreur.

— Je vois. Vous lui accordez toute votre confiance, à ce jeune homme ?

— Je n’ai jamais eu, jusqu’ici, la moindre raison de me plaindre de lui.

— Mr Hardman, de ces quatre personnes, laquelle suspectez-vous ?

— Oh ! Monsieur Poirot, quelle question ! Ce sont mes amis, comme je vous l’ai déjà dit. Je ne suspecte aucun d’entre eux… ou tous, à vous de choisir la formule qui vous convient le mieux.

— Permettez. Vous en suspectez certainement un. Or ce n’est ni la comtesse Rossakoff, ni Mr Parker. C’est donc lady Runcorn, ou Mr Johnston, peut-être ?

— Vous m’acculez, monsieur Poirot. Je suis extrêmement soucieux d’éviter tout scandale. Lady Runcorn appartient à l’une des plus vieilles familles anglaises ; mais il est notoire, malheureusement, que sa tante, lady Caroline, était atteinte d’une infirmité des plus fâcheuses. Tous ses amis en avaient naturellement connaissance et sa domestique retournait toujours les objets emportés par mégarde. – Il soupira. – Vous réalisez à quel point je me trouve dans une situation délicate !

— Ainsi, lady Runcorn avait une tante kleptomane. Mmmm… Intéressant… Vous permettez que j’examine le coffre mural ?

Mr Hardman hocha la tête et Poirot poussa la porte métallique pour inspecter le trou béant.

— Je me demande pourquoi cette porte a du mal à se refermer, murmura-t-il en actionnant le battant. Ah ! qu’est-ce que c’est ? Un gant, pris dans la charnière. Un gant d’homme.

Il le montra à Hardman qui répondit aussitôt :

— Il n’est pas à moi.

— Tiens, je vois aussi autre chose.

Il plongea la main dans l’ouverture du coffre et en sortit un petit étui à cigarettes.

— Mon étui à cigarettes !

— Je ne le pense pas, monsieur, car ce ne sont pas là vos initiales.

Il indiqua deux lettres entrelacées et gravées.

— Vous avez raison. L’étui ressemble au mien, mais les initiales sont différentes. « P » et « B » grand Dieu… Parker !

— Apparemment, oui. Ce jeune homme est bien imprudent. Si le gant lui appartient aussi, il nous fournit deux indices.

— Bernard Parker ! souffla Hardman. Ma foi, je dois avouer que cette révélation me soulage. Monsieur Poirot, je vous laisse le soin de retrouver les bijoux. Si vous le jugez nécessaire, remettez l’affaire entre les mains de la police… à condition que vous soyez certain que Parker est bien le coupable.

 

— Vous avez remarqué, mon ami, me confia Poirot, alors que nous quittions le domicile du collectionneur, que ce Mr Hardman reconnaît une loi pour le noble et une autre pour l’homme du commun. Moi-même, n’ayant pas encore été anobli, je sympathise avec l’homme du commun – en l’occurrence Mr Parker. Toute cette affaire est bien curieuse, ne trouvez-vous pas ? Hardman suspecte lady Runcorn. Personnellement mes soupçons se porteraient sur la comtesse et sur Johnston, or, l’obscur Parker est notre coupable.

— Pourquoi suspectiez-vous les deux autres ?

— Parbleu ! Il est tellement facile de se donner les titres de comtesse russe et de millionnaire sud-africain. Qui irait contredire l’un ou l’autre ? À propos, nous nous trouvons juste dans Bury Street où loge notre trop négligent ami. Si nous battions le fer pendant qu’il est chaud ?

Un domestique nous apprit que Mr Bernard Parker était chez lui. Nous le trouvâmes étendu sur des coussins, drapé dans une robe de chambre pourpre et orange. Tout de suite, j’éprouvai une vive antipathie à l’égard de ce jeune homme au visage pâle, efféminé, s’exprimant avec un zézaiement affecté.

Poirot passa à l’attaque sans attendre.

— Bonjour, monsieur. Je viens de chez Mr Hardman. Hier, au cours de l’après-midi, quelqu’un a volé tous ses bijoux. Permettez-moi de vous demander, monsieur… est-ce là votre gant ?

Mr Parker devait avoir l’esprit lent. Il regarda fixement l’objet comme s’il cherchait à rassembler ses idées.

— Où l’avez-vous trouvé ?

— Est-ce votre gant, monsieur ?

— Non, ce n’est pas le mien.

— Et cet étui à cigarettes ?

— Certainement pas. Le mien est en argent.

— Très bien, monsieur. Je vais de ce pas confier l’affaire aux soins de la police.

— À votre place, je n’en ferais rien. Ces gens-là sont affreusement curieux. J’irais trouver le vieux Hardman, hé, monsieur… attendez un peu !

Mais Poirot battait déjà en retraite.

Dans la rue, il me confia avec un rire étouffé :

— Nous lui avons donné de quoi méditer. Demain, nous observerons la tournure qu’auront pris les événements.

 

*

 

Au cours de l’après-midi, nous devions découvrir du nouveau sur l’affaire Hardman. Une silhouette froufroutante, surmontée d’un gigantesque chapeau, s’encadra sur le seuil de notre retraite, laissant pénétrer un tourbillon de vent (il faisait un froid comme seul un mois de juin anglais peut en connaître). Nous réalisâmes vite que la comtesse Rossakoff était une personnalité perturbatrice.

— Vous êtes Hercule Poirot ?… Elle prononçait : poirrrrot. « Misérrrable ! Qu’avez-vous fait ? Accuser ce pauvre garçon ! C’est oune infâmie, oune scandale ! Bernard est oune ange, oune agneau… qui ne volerait jamais rien. Il a tant fait pour moi. Et il faudrait que je reste là à le regarder martyriser, massacrer, comme le prince Zatkhoune sous les poignards des bolcheviks ! »

— Madame, est-ce son étui à cigarettes ?

Poirot lui montra l’objet trouvé dans le coffre cambriolé.

Elle l’examina en silence, puis :

— Oui, c’est bien le sien. Je le reconnais. Et alors ? Vous l’avez ramassé chez Mr Hardman ? Nous nous y trouvions tous. J’imagine qu’il l’aura laissé tomber. Ah ! vous autres policiers, vous êtes pires que la N. K. V. D.[1]

— Et, est-ce son gant ? madame.

— Comment voulez-vous que je le sache ? Un gant est semblable à un autre gant. N’essayez pas de me barrer la route… Je veux qu’il soit innocenté ! Sa réputation doit être lavée de tout soupçon. Vous allez vous occuper de lui, n’est-ce pas ? Je vendrai tous mes bijoux et vous donnerai beaucoup d’argent.

— Madame…

— C’est décidé ! J’ai dit ! Non, non, ne protestez pas ! Lé pauvré garçon ! Il est venu à moi les yeux remplis de larmes. « Je vous sauverai » j’ai promis. « J’irai trouver cet homme… cet ogre, ce monstre ! Laissez faire Vera. » À présent, c’est convenu, je m’en vais rassurée avé votre promesse de gentilhomme.

Elle disparut comme elle était venue, laissant un sillage de parfum exotique sur son passage.

— Quelle femme ! m’exclamai-je. Vous avez vu ces fourrures !

— Oui, elles sont naturelles. Une fausse comtesse porterait-elle de vraies fourrures ? Une petite devinette, Hastings. Je crois qu’elle est réellement russe. Ainsi, Mr Bernard est allé pleurnicher auprès d’elle. L’étui à cigarettes lui appartient donc bien. Je me demande si le gant…

Avec un sourire, Poirot sortit de sa poche un deuxième gant qu’il plaça près du premier. Ils complétaient la même paire.

— Où avez-vous découvert le second, Poirot ?

— Il était abandonné sur un guéridon, près d’une canne, dans le hall de Bury Street. Ce Mr Parker est vraiment un jeune homme très prudent. Ma foi, mon ami… Nous touchons au terme de cette histoire. Pour la forme, je vais rendre une petite visite à Park Lane.

Inutile de dire que j’accompagnai mon ami. Johnston n’était pas chez lui, mais son secrétaire privé nous apprit sans la moindre réticence que son patron venait d’arriver tout récemment d’Afrique du Sud et que c’était la première fois qu’il visitait l’Angleterre.

— Il s’intéresse aux pierres précieuses, je crois, hasarda Poirot.

Dans un éclat de rire, le secrétaire répliqua :

— Dites plutôt aux mines d’or !

Poirot sortit de l’entretien, pensif. Tard dans la soirée, je le trouvai plongé dans la lecture d’une grammaire russe.

— Grand Dieu, Poirot ! Apprenez-vous le russe dans le but de converser avec la comtesse dans sa langue natale ?

— Je dois dire qu’elle ne prête pas grande attention à mon anglais.

— Mais les Russes de bonne famille parlent parfaitement le français, voyons !

— Hastings, vous êtes une source d’information inépuisable. J’arrête donc de bûcher sur les complexités de l’alphabet russe.

Il rejeta le livre avec un geste théâtral. Je n’étais cependant pas entièrement rassuré, car je voyais une lueur que je connaissais bien briller sournoisement au fond de son regard. C’était là un signe incontestable : Hercule Poirot était content de lui.

— Peut-être, fis-je d’un ton qui se voulait averti, doutez-vous qu’elle soit vraiment russe. Vous allez la mettre à l’épreuve ?

— Non, non, je ne doute pas de sa nationalité.

— Mais, alors…

— Si vous voulez vraiment vous distinguer dans cette affaire, Hastings, je vous recommande les Rudiments syntaxiques de la langue russe, un recueil d’une valeur inestimable.

Il émit un petit rire étouffé et refusa de préciser sa pensée. Je ramassai le bouquin délaissé et le feuilletai sans y dénicher la réponse à l’énigme que me proposait Poirot.

Le matin suivant ne nous apporta aucune nouvelle. Cela ne parut pas contrarier mon ami qui, après le petit déjeuner, dit son intention de rendre visite à Mr Hardman au cours de la matinée. Nous nous présentâmes donc chez le vieux papillon des soirées mondaines qui nous parut plus calme que nous ne l’avions laissé la veille.

— Eh bien ! Monsieur Poirot, vous avez découvert une piste ?

Le petit détective lui tendit un billet.

— Voici le nom de la personne qui a pris vos bijoux, monsieur. Dois-je placer l’affaire entre les mains de la police ? Ou préférez-vous que je récupère votre bien sans en informer les autorités ?

Hardman fixait le morceau de papier, ahuri. Lorsqu’il fut remis de sa surprise, il déclara vivement :

— Je préfère éviter le scandale. Je vous donne carte blanche, monsieur Poirot. Je ne doute pas que vous agirez avec discrétion.

Dehors, Poirot héla un taxi et pria le chauffeur de nous conduire au Carlton. Là, il demanda à voir la comtesse Rossakoff et quelques instants plus tard, un groom nous guidait vers son appartement. Drapée dans un ravissant négligé orné de motifs bariolés, la Russe s’avança vers nous les mains tendues.

— Monsieur Hercule ! Vous avez réussi ? Vous avez lavé cé pauvré enfant de tout soupçon ignoble ?

— Madame la comtesse, votre ami Mr Parker n’a rien à craindre de la police.

— Vous êtes oun petite bonhomme merveilleux !

— D’un autre côté, madame la comtesse, j’ai promis à Mr Hardman que ses bijoux lui seraient restitués aujourd’hui même.

— Et alors ?

— Alors, madame, je vous serais très obligé si vous vouliez bien me les remettre sans délai. Je regrette de devoir vous presser, mais un taxi m’attend… pour le cas où je devrais me rendre à Scotland Yard. Nous autres, Belges, sommes économes de nature. Je ne voudrais pas que le compteur tourne trop longtemps.

La comtesse avait allumé une cigarette. Un moment, elle resta figée sur son siège, exhalant des bouffées de fumée en observant Poirot. Soudain, elle éclata de rire et, se levant, se dirigea vers son secrétaire d’où elle tira un petit sac de soirée noir. Elle le lança à Poirot.

D’un ton badin, et parfaitement assurée, elle annonça :

— Nous autres, Russes, pratiquons au contraire la prodigalité. Malheureusement, pour cela il faut être riche. Inutile de vérifier, les bijoux sont tous là.

Poirot se leva.

— Je vous félicite pour votre intelligence et votre promptitude, madame.

— Je n’ai pas lé choix, du fait qu’un taxi vous attend.

— Vous êtes trop aimable. Avez-vous l’intention de rester longtemps à Londres ?

— Hélas, non… à causé de vous, affreux petite bonhomme.

— Veuillez accepter mes excuses.

— Nous nous reverrons ailleurs… peut-être.

— Je l’espère.

— Moi pas ! s’exclama-t-elle en riant. Je vous fais là un grand compliment, monsieur Poirot, car le monde compte bien peu d’hommes que je redoute de rencontrer. Au revoir, monsieur Poirrrrot !

— Au revoir, madame la comtesse. Ah !… Excusez-moi, j’allais oublier ! Permettez-moi de vous rendre votre étui à cigarettes.

S’inclinant, il lui tendit le petit étui. Elle l’accepta sans aucune hésitation – un simple froncement de sourcils et ce mot murmuré à voix basse : « Nitchevo. »

— Quelle femme ! s’écria Poirot avec enthousiasme, alors que nous descendions les escaliers. Seigneur Dieu, quelle femme ! Pas un mot de protestation… de bluff. Un seul coup d’œil et elle a réalisé le sérieux de la situation. Je vous le dis, Hastings, une femme qui peut accepter aussi facilement une défaite, avec un tel sourire d’indifférence, ira loin ! Elle est dangereuse, elle a des nerfs d’acier, elle…

Il buta contre une marche et manqua s’étaler.

— Essayez de modérer vos transports pour regarder où vous allez, Poirot. Quand avez-vous commencé à suspecter la comtesse ?

— Mon ami, le gant et l’étui à cigarettes – le double indice, dirons-nous – me tourmentaient. Bernard Parker aurait facilement pu égarer l’un ou l’autre, mais les deux… non, cela aurait été trop étourdi ! D’autre part, si quelqu’un les avait placés là pour incriminer le garçon, un seul aurait suffi, l’étui à cigarettes ou le gant… à nouveau, pas les deux. J’en ai donc conclu que l’un des deux objets n’appartenait pas à Parker. Tout d’abord, j’ai cru que c’était le gant, mais lorsque j’ai découvert chez lui le frère de celui que nous avions trouvé, j’ai dû me rendre à l’évidence. Alors, à qui appartenait l’étui à cigarettes ? Pas à lady Runcorn, les initiales ne correspondaient pas aux siennes. Mr Johnston ? Il aurait fallu qu’il soit venu en Angleterre sous un nom d’emprunt. En interrogeant son secrétaire, j’ai tout de suite compris que rien ne clochait de ce côté. Le garçon n’a pas cherché à protéger le passé de son patron. La comtesse ? Elle avait, paraît-il, apporté ses bijoux de Russie avec l’intention de les vendre. Une fois les pierres retirées de leurs montures, il aurait été bien difficile de prouver qu’elles provenaient du coffre de Mr Hardman. Il lui aurait été facile d’escamoter un gant de Parker et de l’abandonner dans le coffre après son larcin. Mais bien sûr, elle n’avait nullement l’intention d’y laisser son étui à cigarettes !

— Pourtant si l’étui est à elle, pourquoi porte-t-il les lettres « B.P. » ? Ses initiales sont « V. R. ».

Poirot m’adressa un sourire de commisération.

— En effet, mon ami, mais dans l’alphabet russe, B est V et P est R.

— Vous ne pouviez quand même pas espérer que je le devine ! Je ne connais pas le russe !

— Moi non plus, Hastings. C’est pour cela que j’ai consulté ma petite grammaire… et vous ai recommandé d’y jeter un coup d’œil.

Il soupira.

— Cette comtesse est une femme remarquable. J’ai le sentiment, mon ami – presque la certitude – que je la rencontrerai à nouveau. Où ? Je me le demande…

Il haussa les épaules : « Nitchevo. »